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RAID SUR VIRINTHORM
Ils étaient huit.
Ilian ouvrait la marche, à nouveau revêtue de son étincelante armure de mailles, le heaume sur ses cheveux d’or et, dans sa main gantée de fer, une mince lame.
Elle menait les sept autres sur les larges branches, y gardant son équilibre avec une souplesse héritée d’avoir couru les chemins d’arbres depuis l’enfance.
Devant eux s’étendait Virinthorm.
Elle portait en bandoulière l’une de leurs deux lances-feu ; l’autre était restée au camp avec Katinka van Bak.
Elle s’immobilisa aux confins de la vaste cité, en vit les conquérants vaquer par les rues à leurs activités coutumières.
Au cours des mois, Virinthorm avait éclaté en petites communes distinctes, chacune attirant à elle peuples ou races d’hommes ou d’autres créatures, si bien que ceux qui venaient des mêmes ères ou des mêmes mondes, ou qui offraient entre eux quelque ressemblance physique, tendaient à se regrouper.
Le village qu’Ilian et sa petite troupe espionnaient pour l’heure avait été soigneusement choisi. Le peuplaient pour l’essentiel des êtres qui, par bien des aspects, rappelaient le genre humain sans pour autant y appartenir.
Les traits de ces gens – originaires de maints âges, de maintes sphères – étaient familiers à Ilian. De fait, maintenant que son regard se posait sur eux, elle éprouvait une extraordinaire répugnance à mettre son plan à exécution. Grands et minces, ils avaient des oreilles s’achevant presque en pointe, des yeux en amande, fendus à l’oblique, et qui, par la couleur, pouvaient ne pas différer de ceux des hommes comme présenter chez certains des nuances violettes ou jaunes, voire un pétillement constant de particules d’azur et d’argent. Ils donnaient l’impression d’être un peuple fier, intelligent, et s’attachaient manifestement à éviter leurs compagnons d’armes. Ilian n’en savait pas moins que, parmi tous ceux qui avaient envahi Garathorm, il n’en était peut-être pas de plus cruels.
— Donnez-leur le nom d’Eldren, celui de Vadhagh, celui de Melnibonéens, lui avait dit Jhary-a-Conel, mais gardez en mémoire que ce sont tous des renégats de quelque espèce pour s’être ligués avec Ymryl. Et croyez qu’ils servent le Chaos d’aussi bonne grâce que celui-ci. N’ayez pas de remords pour ce que vous allez faire.
Ilian s’ôta du dos la lance-feu et amorça sur les branches un mouvement circulaire, contournant l’enclave non humaine pour en gagner l’autre bord. Là s’était établi un groupe de guerriers nés à la fin du Tragique Millénaire ou juste après. En tant qu’unité de combat, c’était l’une des mieux armées. Chaque homme y disposait au minimum d’une lance-feu.
La nuit allait tomber dans un peu moins d’une heure et Ilian jugea le moment opportun. Elle choisit au hasard un des non-humains, pointa sur lui la lance-feu avec une dextérité qu’elle n’était pas en droit d’avoir et en effleura la gemme. Du rubis à l’extrémité de l’arme jaillit aussitôt un trait de lumière rouge dont l’incandescence fora un trou net dans le plastron du guerrier, dans sa poitrine puis dans la plaque dorsale de sa cuirasse. Ilian lâcha le bouton et se replia dans le feuillage pour observer la suite des événements.
Un attroupement s’était formé autour du cadavre. Bon nombre des créatures à la surnaturelle prestance montraient déjà du doigt le camp voisin. Des lames glissaient hors des fourreaux. Ilian entendit jurer, monter un brouhaha de voix rageuses. Jusqu’à présent, son plan marchait. Les non-humains sautaient à l’évidente conclusion que ce meurtre était le fait de ceux qui avaient la lance-feu pour arme de base.
Délaissant le corps de leur camarade, une trentaine de ces étrangers, vêtus dans une diversité de tenues et d’armures, chacun présentant avec l’autre de subtiles différences dans l’allure générale, s’élancèrent vers le camp des humains.
Ilian sourit en les voyant faire, assistant au retour en elle des joies anciennes du combat et de la stratégie.
Elle vit les non-humains gesticuler en atteignant les premières maisons de l’autre commune, vit débouler de ces maisons des soldats qui se bouclaient l’épée au côté. Elle savait qu’Ymryl avait proscrit l’utilisation des armes à faisceau dans les limites du cantonnement, ce qui rendait le crime deux fois plus perfide. Toutefois, elle ne s’attendait pas à voir éclater dans l’immédiat une bataille rangée entre les deux factions. Certes sommaire, la discipline du camp n’en était pas moins efficace, avait-elle remarqué, conçue pour étouffer dans l’œuf ce genre de différends.
Les lames nues du Tragique Millénaire accrochaient maintenant l’agonisante lumière du soleil mais n’étaient toujours pas entrées en action, la lutte, pour acharnée qu’elle fût, demeurant verbale entre deux personnages qui ne pouvaient qu’être les chefs respectifs des deux groupes. Puis tout le monde se transporta dans le camp des plaignants pour examiner le cadavre et, là aussi, le chef humain parut à l’évidence continuer de nier que ses hommes eussent quelque chose à voir dans le meurtre. Il les montrait, insistant sur le fait qu’ils n’étaient armés que d’épées et de poignards, sans réussir à convaincre son homologue non humain pour qui l’origine du rayon semblait tomber sous le sens. Puis l’humain pointa le doigt sur son camp et l’ensemble des guerriers retraversa en sens inverse la zone frontière entre les deux quartiers. Quand ils furent à destination, le doigt du chef humain se leva de nouveau, désignant cette fois une maison solidement bâtie dont de lourds cadenas bardaient portes et volets. Il dépêcha un de ses hommes qui réapparut avec un trousseau de clés. Une des portes fut ouverte et, s’usant les yeux, Ilian parvint à distinguer l’intérieur de l’édifice. Conformément à ses espoirs, c’était là que les soldats du Tragique Millénaire remisaient leurs lances-feu. Elle disposait maintenant d’une donnée indispensable pour être en mesure de poursuivre. Tandis que les deux factions se séparaient, non sans échanger maints regards noirs, elle et sa bande s’installèrent dans l’attente de la nuit.
Ils étaient tapis dans les ramures dominant le camp du Tragique Millénaire, presque au-dessus du dépôt des lances-feu.
Ilian fit signe à son plus proche voisin qui lui répondit par un hochement de tête et tira de sa chemise une dague d’exquise facture, prise de guerre ayant appartenu aux non-humains. Silencieusement, le jeune homme se laissa choir de branche en branche jusqu’à la rue, gagna un coin obscur et s’y posta. Patienta près d’une demi-heure avant qu’un soldat n’approchât. Jaillit alors de l’ombre. Un bras se noua autour du cou de l’homme. La dague monta. La dague retomba. Le guerrier cria. Derechef frappa la dague. Derechef hurla le guerrier. Le jeune homme ne portait pas ses coups pour tuer mais pour faire souffrir, pour forcer sa victime à crier.
Mortelle n’en fut pas moins la troisième descente de l’arme qui transperça la gorge de l’homme dont le cadavre s’affaissa au sol. Le jeune Garathormien se releva d’un bond et commença d’escalader la façade d’une maison, de là sauta dans les branches basses d’un arbre et disparut alors qu’il grimpait rejoindre ses camarades.
Cette fois, la mise en scène refléta le point de vue des soldats du Tragique Millénaire qui accoururent pour découvrir le corps, une dague non humaine plantée dans la gorge.
Ils ne doutèrent pas un seul instant de ce qui s’était passé. En dépit de leur innocence, sourds à leurs protestations, les autres venaient de lâchement tirer vengeance d’un crime qu’ils ne pouvaient pas avoir commis.
Comme un seul homme, les guerriers du Tragique Millénaire se ruèrent vers le camp d’en face.
Et ce fut alors qu’Ilian se laissa tomber de son arbre sur le toit de l’arsenal. Elle se décrocha aussitôt la lance-feu du dos et en dirigea le rayon à ses pieds, découpant dans le bois dur un cercle assez grand pour s’y glisser. Entre-temps, le reste de ses hommes l’avait rejointe. L’un d’eux lui tint sa lance-feu et elle s’introduisit à l’intérieur du bâtiment.
S’y retrouva dans des combles. Les armes étaient à l’évidence entreposées plus bas. Elle vit une trappe, l’ouvrit, sauta dans une obscurité plus dense. Ses yeux lentement s’y accoutumèrent, un peu de lumière filtrant par des fissures dans les volets.
Dans cette pièce, déjà, elle découvrit un premier lot de ce qu’ils étaient venus chercher. Elle rebroussa chemin et fit signe à sa bande de la suivre, n’en laissa qu’un sur le toit. Pendant qu’ils faisaient la chaîne et acheminaient les lances jusqu’à l’ouverture, elle explora les étages inférieurs et en trouva d’autres, ainsi qu’un assortiment d’armes blanches dont de superbes haches de jet. Elle dut se résoudre à les abandonner : le temps dont ils disposaient leur interdisait de prendre plus d’une soixantaine de lances, le temps et le problème de ramener leur prise à Tikaxil. Elle s’apprêtait à remonter quand une question lui surgit à l’esprit. Comment savait-elle que les embouts des lances n’étaient pas solidaires du fût ? Plutôt que s’attarder à y répondre, elle traversa la pièce jusqu’à ces dernières et entreprit d’en dévisser systématiquement les rubis, posant chaque embout sur le sol et lui assenant un grand coup de la hache bien équilibrée qu’elle s’était choisie au passage, non sur le rubis même qui aurait résisté mais sur la tige de sa monture, en endommageant le filetage au point que remonter ces armes allait s’avérer des plus épineux. C’était le mieux qu’elle pût faire.
Elle entendit des voix dehors, gagna la plus proche fenêtre à pas de velours, regarda par une fente du volet, vit d’autres soldats dans la rue. Ceux de la garde personnelle d’Ymryl apparemment. Sans doute dépêchés pour régler la querelle. Ilian admira l’efficacité de son ennemi. Ymryl semblait ne jamais prêter attention à ce genre de détails mais il réagissait avec promptitude à toute menace de désordre dans ses troupes. Déjà sa milice marchait à grands cris sur la mêlée générale entre guerriers non humains et soldats du Tragique Millénaire, les forçant à poser les armes.
Ilian remonta voir où en étaient ses compagnons : ils sortaient les dernières lances.
— Allez-y tout de suite, chuchota-t-elle. Le danger se précise.
— Et vous, Reine Ilian ? demanda le jeune gars qui s’était occupé du soldat.
— J’arrive. Le temps d’essayer de finir quelque chose.
Elle attendit qu’ils aient tous disparu par le trou pour redescendre s’occuper des quelques lances-feu qu’elle avait encore à débarrasser de leur embout. Elle écrasait sa hache sur le dernier quand un cri retentit, suivi d’un grand tumulte. Elle courut de nouveau coller son œil au volet.
Vit des doigts se tendre vers le toit de l’arsenal.
Elle chercha sa lance-feu, en vain, comprit que ses camarades l’avaient emportée avec les autres. Elle n’avait que sa lame. Elle grimpa les escaliers quatre à quatre, se hissa dans le grenier, puis par le trou.
Ils la virent.
Puis il y eut le moment où une flèche passa si près de son épaule que par réflexe elle se baissa, dérapa du faîtage et glissa sur la pente vers l’autre rue, derrière le bâtiment. L’ennemi s’y précipitait déjà. Alors qu’elle franchissait le rebord du toit, elle réussit à se raccrocher à une frise ornementale et resta pendue là, les bras presque arrachés du corps, cernée par le sifflement des flèches. Deux ou trois l’atteignirent, dévièrent sur le heaume ou restèrent bloquées dans les mailles du haubert. Son pied trouva une prise et elle parvint à se rétablir sur le toit, courut pliée en deux derrière la frise, chercha ce faisant une branche assez basse pour y bondir. En constata l’inexistence. Au-dessus d’elle, maintenant, se profilaient d’autres silhouettes. Ils avaient découvert ce qui était arrivé à leurs armes et par où elle était passée. Entendant leurs beuglements de rage, elle se félicita d’être retournée finir son travail de sabotage. L’eût-elle négligé qu’elle serait morte à l’heure présente. Elle atteignit l’extrémité du toit et prit son élan pour sauter sur le suivant, sa seule chance de s’échapper.
Elle se lança, les doigts crispés dans l’attente du pignon qu’ils allaient saisir, les referma sur lui, le sentit fléchir sous son poids. Elle y resta suspendue, convaincue que le bois découpé allait lâcher mais il tint bon et elle opéra un nouveau rétablissement.
On l’avait repérée ; un surcroît de flèches la cherchèrent. De ce toit aussi elle sauta sur un autre, prenant conscience avec désespoir que sa fuite l’entraînait toujours plus loin au cœur de la ville. Elle pria d’atteindre un endroit où les arbres finiraient par être à sa portée. Il lui serait alors bien plus simple de semer ses poursuivants. La consolait pour le moins de penser que ses camarades étaient partis dans la direction opposée.
Trois toits plus loin, ils l’eurent momentanément perdue et elle s’autorisa un soupir de soulagement, toutefois certaine qu’ils n’allaient pas mettre des siècles à la retrouver.
Et si elle pouvait s’introduire dans l’une de ces maisons, s’y cacher ? Sans doute présumeraient-ils qu’elle avait réussi à leur échapper. Ils cesseraient alors les recherches et quitter les lieux ne présenterait plus grande difficulté.
Elle vit une maison sans lumière un peu plus loin.
Il fallait en profiter.
De nouveau, elle franchit d’un bond le vide, se reçut, dévala cette fois jusqu’au bord du toit, s’y accrocha pour descendre jusqu’à l’appui d’une fenêtre. Accroupie sur l’étroite corniche, elle força les volets qu’elle prit la précaution de refermer derrière elle en entrant.
Elle était exténuée. La cotte de mailles lui pesait sur les épaules. Elle regrettait de n’avoir eu le temps de s’en débarrasser. Elle aurait pu sauter plus haut sans elle, grimper plus vite. Trop tard pour s’en inquiéter, de toute manière.
Un remugle imprégnait la pièce où elle avait abouti comme si l’on n’en avait pas ouvert depuis longtemps les fenêtres.
Elle la traversait, bras tendus dans le noir, quand son genou buta sur un obstacle. Un coffre ? Un lit ?
Puis elle perçut un gémissement étouffé.
Son regard fouilla les ténèbres.
Distingua un lit froissé. Sur ce lit, une forme. La forme d’une femme.
D’une femme ligotée.
S’agissait-il d’une compatriote séquestrée par l’un des envahisseurs ? Ilian se pencha pour ôter le bâillon de la malheureuse, entreprit d’en défaire les nœuds.
— Qui êtes-vous ? chuchota-t-elle. N’ayez pas peur de moi. Je vous sauverai si c’est en mon pouvoir, quoique je sois moi-même en grand péril.
Puis un cri s’étrangla dans sa gorge alors qu’elle écartait le bâillon.
Elle reconnaissait ce visage.
C’était celui d’un fantôme.
La terreur déferla. Une terreur qu’elle était incapable de nommer. Dont elle n’avait jamais senti auparavant l’atroce frisson. Car si le visage lui était connu, elle ne pouvait y accrocher un nom.
Ni se souvenir où elle l’avait déjà vu.
Elle lutta pour stopper l’instinctif mouvement de recul qui la saisissait devant cette forme ligotée sur le lit.
— Qui êtes-vous ? demanda la femme.